Les peintres et la Grande Guerre :
blocage artistique ou opportunité manquée ?

 

par Carl Pépin

 

Introduction

 

« La guerre de 1914-1918 eut de terribles conséquences qui bouleversèrent les sociétés » , voilà une citation tirée de nulle part et qui va de soi. Il est bien vrai que la Grande Guerre marqua une coupure dans l’histoire économique, politique ou sociale des peuples qui endurèrent ce calvaire de plus de quatre années. Or, la Première Guerre mondiale fut également pour les artistes peintres un événement qui bouscula la pratique de leur art. En effet, nous pouvons admirer aujourd’hui de nombreuses peintures qui furent produites quelque part dans un trou d’obus ou dans une tranchée infestée de cadavres. On peut retrouver au travers de ces toiles quelques aspects de la pénible vie de millions d’hommes dont les « soldats-peintres » tentèrent tant bien que mal de décrire la réalité qui leur échappait souvent. En comparant la toile d’un Otto Dix avec l’une des nombreuses photos de combat parues dans l’Illustration, on dénote qu’un de ces deux media nous semble mieux décrire la réalité que l’autre et c’est bien entendu la photographie. Nombre des peintres qui ont produit dans les tranchées affirment leur impuissance à peindre la réalité d’un obus qui explose ou encore des vagues d’assaut d’un régiment d’infanterie se lançant contre l’ennemi. Peut-on parler d’un blocage artistique, c’est-à-dire que les peintres n’auraient pas su adapter les règles artistiques d’avant-guerre à la réalité du temps présent, ou encore d’une opportunité ratée car la guerre leur aurait offert la chance et l’inspiration afin que leur art s’épanouisse encore plus qu’avant 1914 ? Cet article tentera d’exposer le problème plus en détail.

 

Les peintres avant-gardistes et leur contexte de production

 

Avant d’aborder le sujet de la peinture de guerre en tant que telle, il faut savoir qui peignait avant et pendant le conflit. De nombreux peintres, qu’ils soient français, allemands ou italiens, furent appelés sous les drapeaux afin d’aller se livrer à une guerre sur laquelle ils avaient tous des avis divergents. Ces artistes étaient Georges Braque, la Fresnaye ou Fernand Léger pour la France. L’Allemagne avait quant à elle Otto Dix, Kandinsky ou Max Beckmann. Cubistes, expressionnistes ou futuristes, les peintres européens d’avant-guerre étaient influencés par divers courants artistiques. Les années 1900 à 1914 furent marquées par l’avant-gardisme en peinture. En fait, les peintres développaient de nouveaux styles et échangeaient une imposante correspondance entre eux et les milieux littéraires. Avec la guerre, la modernité s’affirma dans tous les domaines de l’activité humaine. Qu’en est-il en peinture ? Si l’on reprocha aux peintres de ne pas avoir su peindre la réalité des tranchées, on ne peut cependant pas leur opposer le même grief quant à leurs connaissances de la technologie pré-1914. Qu’est-ce que cela veut dire ? Par là, on entend que les peintres étaient relativement, sinon très, au fait des changements technologiques qui affectèrent leurs pays respectifs avant la guerre. On peut en avoir une preuve frappante si l’on observe le tableau cubiste de la Fresnaye intitulé La Conquête de l’air. Avec le cinéma, la photographie et la littérature, la peinture avant-gardiste est à son apogée avant la guerre. Les Salons de Paris, les expositions telles celles de Kahnweiler ou encore celles des fauves comme Matisse à Moscou attiraient des foules considérables.

 

La Grande Guerre des peintres

 

En ce dimanche 2 août 1914, on placarde sur les murs des villes et villages de France le célèbre ordre de mobilisation général. Qui sait si Fernand Léger aurait pu s’inspirer de cette affiche pour la repeindre d’un trait de pinceau cubiste ? Qu’en est-il de Kirchner en Allemagne le même jour ? Est-ce que l’un des fondateurs de Die Brucke (Le Pont) aurait pensé à peindre les départs de trains en direction de la France avec le même trait malsain qu’il avait l’habitude de prendre lorsqu’il s’inspirait des prostituées de Berlin ? Certes, aucun de ces artistes n’aurait imaginé une guerre aussi sanglante, dans laquelle non seulement leur chair et leur moral seraient mis à rude épreuve, mais également leur art. Ces peintres auraient sacrifié une cartouchière de munitions afin de pouvoir y loger un pinceau dans le but de peindre la « part d’horreur et d’inhumanité de la modernité » (P. Dagen) de la guerre.

 

C’est bien pour aller peindre cette horreur et cette inhumanité que les liens qui unissaient les peintres se brisèrent dès l’ouverture des hostilités. Tout le monde se plaisait alors à croire que la guerre serait rapidement close, qu’elle serait terminée pour Noël. Pour les peintres, la désillusion survint surtout lorsqu’ils s’aperçurent qu’ils ne pouvaient pas rendre compte fidèlement de la réalité de la guerre de positions, des tranchées. Tout comme les autres intellectuels, écrivains ou musiciens, les artistes peintres sentaient que l’esthétisme qui caractérisait la peinture avant-gardiste disparaissait. Pourquoi ? Plusieurs peintres ne saisissaient la destruction, le carnage, l’anéantissement ou le bruit de la guerre pour les transformer en une abstraction psychologique qui puisse se refléter en peinture. En clair (si clarté il y a dans la cacophonie infernale des tranchées), le peinture a de la difficulté à capter le mouvement du combat. Comment en effet peindre l’explosion d’un obus si ce dernier éblouit l’artiste qu’une fraction de seconde ?

 

Non seulement les peintres souffrent de ce malaise pour capter le mouvement, mais l’art souffre en lui-même. Les artistes ont souvent l’impression que le public ne s’intéresse pas à leurs oeuvres guerrières, alors que l’avant-guerre voyait les foules affluer dans les galeries. On a dit souvent que les combattants des tranchées se comprenaient entre eux pour décrire la guerre et que celui qui ne l’avait pas faite ne pouvait pas en saisir la douleur. La peinture subit un traumatisme similaire, car les peintres qui oeuvrent au fond des tranchées semblent se comprendre entre eux. Cercle restreint certes, mais les soldats-peintres attirent au moins l’attention de leurs camarades ou des soldats qui vivent à leurs côtés immédiats, dans la même unité ou le même secteur. La guerre a imposé aux artistes un nouveau régime : peindre ce qui est laid. Tout ce qui les entoure est laid. Au fond, bien que l’art ait perdu de sa touche esthétique dans les tranchées, des peintres essaient d’accroître cet élément du laid tout comme certains iront en direction inverse. Prenons deux cas précis qui reposent sur une analyse strictement personnelle, à partir de l’ouvrage de P. Dagen (1).

 

Dans sa toile intitulée La Mitrailleuse (1915), C. R. W. Nevinson adopte un certain esthétisme. L’artiste britannique nous montre des mitrailleurs français revêtant une forme plastique propre où les couleurs ne débordent pas. La ligne y est aussi très présente ainsi que le noir qui marque les bordures de chaque objet de la toile. Peut-on percevoir une sorte de « néo-académisme » à l’image de la peinture étatique française du milieu XIXe siècle ? Non, car même si certains traits peuvent coïncider avec ce type de peinture, la toile présente un peu de futurisme. Par ailleurs, notons un anachronisme frappant  : un soldat français vêtu du pantalon rouge porte le casque Adrian sur la tête ! Ce tableau est sensé présenter une scène de la fin de 1915, alors que le pantalon rouge avait disparu de la garde-robe du Poilu depuis déjà près d’un an. Le même Nevinson peint en 1916 une toile intitulée Explosion, où l’on perçoit bien l’explosion d’un obus. Tout comme la première, cette seconde toile est très « propre », car les lignes distinctes nous montrent les fragments de l’obus. Les toiles de Nevinson présentent une certaine réalité de la guerre, mais le critique comme le public demeurent souvent sceptiques devant sa soif de voir la « vraie guerre ».

 

L’autre artiste venant à l’esprit est l’Allemand Otto Dix. Avec Dix, la peinture de guerre est totalement grotesque et vulgaire. Ces deux qualités lui confèrent une richesse, car il dénature ainsi une guerre qui est déjà dénaturée. En 1932, Dix peint La Guerre, qui se veut une toile montrant le conflit sous ses jours les plus sinistres et macabres. Oublions l’esthétisme et le bon goût plastique, parce que l’observateur se laisse gagner par… la guerre comme des millions d’hommes l’ont tout simplement vécue ! Rien, dans la toile de Dix, ne fait place au symbolisme. Rien n’est sous-entendu parce que l’horreur de l’hécatombe est peinte sous ses « vrais » traits. Au moment où Dix exécute cette toile, il y a un certain temps que la guerre est terminée, mais le souvenir de quatre années d’horreur se sent encore dans son coup de pinceau. Un cadavre gît encore avec son masque à gaz au visage, ses compagnons passent à côté de lui avec une indifférence totale. Dix choque de par ses toiles trop crues. C’est un défaut en 1932 d’être trop réaliste, car la vérité choque le public.

 

Les exemples illustrés ci-dessus témoignent que la peinture se cherche. Philippe Dagen parlait du « silence des peintres. » Sans renier cette affirmation, disons que les peintres ne furent pas totalement silencieux, mais que leur art, en plus d’être impuissant devant les événements, n’a pas su atteindre de manière efficiente un public pourtant friand de nouvelles à propos de la guerre. Pourquoi ? Si l’art n’a pas su « innover », le cinéma et la photographie par contre ont pris de l’ampleur et bénéficient de l’avantage de montrer une réalité instantanée et qui parait plus convaincante aux yeux du grand public.

 

La peinture contre la photographie : un combat inégal

 

Combien il est facile d’acheter un appareil Kodak, même en temps de guerre, lors d’une escapade en permission, puis de retourner ensuite au front en étant convaincu d’extirper du petit appareil un cliché formidable que l’Illustration ou le Miroir se disputeront ! C’est le principal avantage de la photographie sur la peinture. En effet, des centaines de milliers, devrait-on dire des millions de photos furent prises au cours de la Grande Guerre. Que peuvent les peintres devant la quantité de clichés et leur réalisme, alors qu’eux-mêmes peignent une réalité à leur façon, avec des moyens limités ? La Grande Guerre a vu l’apogée de la photographie et même du cinéma contre la peinture. Pour un public qui n’a jamais connu de guerre aussi épouvantable et qui voit sa mentalité bouleversée, il est beaucoup plus intéressant de voir sur un cliché la « vraie guerre », celle où l’on peut apercevoir un cadavre déchiqueté, accroché dans les barbelés et dévoré par les rats que de contempler Les Chevaux dans le cantonnement (1915) de Fernand Léger et de son cubisme ! Le photographe est davantage couru que le peintre. Est-ce la fin de la peinture ? Bien sûr que non, mais la question était débattue dès 1916 parce que la peinture ne s’est jamais remise du coup porté par la Première Guerre mondiale. Le dadaïsme en est un signe. Car le mouvement dada remet en question la façon de faire de l’art. L’explosion de la révolte se traduit alors sous des formes provocantes et ironiques. Mais les peintres ont bel et bien perdu l’influence artistique qu’ils possédaient avant la guerre.

 

Conclusion

 

Longtemps on a cru que la Grande Guerre marquerait la fin des beaux-arts. La preuve étant, comme Philippe Dagen le mentionne, que le Salon de 1918, le premier depuis 1914, n’exposa qu’une dizaine de toiles consacrées plus ou moins directement au conflit. Opportunité manquée ? De 1914 à 1918, la plupart des peintres combattants n’avaient que très peu modifié leurs approches de travail. Blocage artistique ? Malgré le vacarme, le stress intense du combat et les nuits passées en première ligne, le travail artistique fonctionnait grosso modo selon les règles d’avant-guerre. On étirait l’avant-gardisme jusque dans les tranchées, afin de lui confier pour tâche de peindre la guerre. Or, le tout échoua pour presque tous les peintres, car la photographie instantanée possédait les qualités qui faisaient défaut à la peinture. De plus, le mouvement dada vint ébranler encore plus les beaux-arts et leur faire perdre leur prestige d’avant-guerre. Enfin, beaucoup de peintres succombèrent dans les tranchées. Certes, ils ne furent pas aussi nombreux à mourir que les paysans, mais plusieurs considèrent qu’ils ont perdu beaucoup plus qu’un bras et du sang : leur art.

 

 

 

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